Résidence
Mars - Mai 2016
Pour son projet Odds and ends.
S’éloignant de son sujet premier pour en dévoiler les ambiguïtés, les photographies de Marie Quéau reflètent un monde à bout de souffle mais toujours vivant. Autour d’un univers étrange et atemporel, elle construit des images inspirées par ses lectures, le cinéma de science-fiction et l’actualité du monde, cultivant un goût pour rapprocher des images étrangères et de sources disparates, qu’elle considère comme des débris ou des résidus d’événements.
Peux-tu nous parler de ton projet Odds & ends sur lequel tu as été sélectionnée pour la résidence ?
Ce travail a débuté en 2013, lors de ma résidence à l'EMBAC (École Municipale des Beaux-Arts de Châteauroux). J'ai découvert à l’aéroport de Châteauroux l’existence d’une plateforme de démantèlement d'aéronefs, où j'y ai réalisé une trentaine d'images. Ce qui m'a intéressé dans les images produites est qu’elles proposent un univers où la figure fictive d’un avion crashé contient en puissance tous les accidents passés ou à venir. À l’inverse d’un crash nommé et daté, cet « accident » devient presque un anti-évènement. L’effet du crash se dilue et les débris deviennent des ruines intemporelles et génériques. En associant à ces images une photographie réalisée au Zoo d’Amnéville, en 2012, de deux singes observant le ciel, j’ai choisi de poursuivre le travail sur d’autres terrains que celui du démantèlement pur. Le cockpit de l’avion, posé sur le tarmac comme un œuf, accompagné des deux singes, me semblait annoncer d’emblée une filiation avec des œuvres mythiques de la science-fiction, inscrites dans l’imaginaire collectif. À mon sens, la science-fiction constitue une nouvelle forme de mythologie, au sens anthropologique du terme. Ce diptyque ouvrait la question des origines sous l’angle de ce genre littéraire et cinématographique. C'est là que je situe la naissance de la série Odds and ends.
Ton travail a en effet ceci de particulier de lier à la fiction une démarche documentaire. Deux approches rarement conjointes.
La construction de cette fiction fonctionne par rebonds, suivant ce que je vois,ce que je lis, et surtout l’actualité. Au-delà de la question des origines de l'Homme, je me suis dit que cet avion parlait aussi d'un départ, réussi ou avorté, et de la nécessité – que l’avenir viendra peut-être renforcer –, de devoir un jour quitter la Terre. La quitter non pas pour aller vers, mais pour échapper à. Autrement dit : un départ sans destination précise. C’est pourquoi cette série s'intéresse plus au mouvement que met en marche ce récit, plutôt qu'à un exode d'un point A à un point B. Entre alors en jeu la question de la raison de ce départ. Évidemment, la question écologique et la potentialité croissante de catastrophes liée aux découvertes scientifiques se sont alors posées (changement climatique, contamination nucléaire, épuisement des ressources naturelles...). Puis le lien à la fin du monde, à l'apocalypse d'un point de vue poétique, le ta eschata qui signifie « les dernières choses ». Aussi, s’il y a départ pour l'ailleurs, il faudra nécessairement passer par l'espace. Et c’est ce dernier point qui m’a amené à rechercher une dimension spatiale dans des objets qui a priori ne l'incarnent pas. Ce qui m'intéresse dans l’Espace, dans cette étendue sans borne ni limite, c'est son hostilité et surtout son indifférence. Je l'imagine radicale et vertigineuse. Une dureté qui se retrouve aussi sur Terre, mais de manière différente, et c'est cela que je souhaite représenter. Je cherche les signes et les traces d'un effondrement au ralenti, ici sur Terre. C'est pour cela que se rencontrent différents lieux, a priori étrangers les uns aux autres : plateforme de démantèlement, apiculture, chantier archéologique, ostéothèque, station de primatologie...
Du coup, la fiction que tu travailles est un pur en suspens. On peut imaginer qu’il y aura toujours de nouvelles raisons pour l’Homme d’effectuer ce grand départ, et de nouvelles avancées pour le soutenir technologiquement.
En effet, c'est presque un travail sans fin, qui s'ouvre chaque jour à d'autres pistes, car je crois qu'il essaie de parler du monde d'aujourd'hui et de ses secousses. Il pose, sous la forme d’une enquête dans le présent, la question Que se passerait-il si... ? Je tente d'embarquer celui qui regarde ces images dans un monde inhabituel, mais construit par des motifs évidents et lisibles aux premiers abords, afin de créer un choc, un trouble de la reconnaissance. Du coup, les gens pensent souvent que certaines de mes images sont des archives, des documents provenant d'ailleurs et d'un temps plus ancien. Philip K. Dick raconte dans sa lettre du 14 mai 1981 : « C’est notre monde disloqué par un certain genre d’effort mental de l’auteur, c’est notre monde transformé en ce qu’il n’est pas ou pas encore. Ce monde doit se distinguer au moins d’une façon de celui qui nous est donné, et cette façon doit être suffisante pour permettre des évènements qui ne peuvent se produire dans notre société - ou dans aucune société connue présente ou passée. Il doit y avoir une idée cohérente impliquée dans cette dislocation ; c’est-à-dire que la dislocation doit être conceptuelle, et non simplement triviale ou étrange - c’est là l’essence de la science-fiction […].» Je regarde aussi ces objets d'un point de vue ésotérique – l’intuition magique d’un potentiel évocateur. Cet écart est proche de la notion de virtuel, de ce qui existe sans se manifester, et cela rejoint l'idée que les objets peuvent être envisagés comme des vecteurs, portant quelque chose vers ailleurs, ou “contaminés” par une ambivalence initiale, un écart d'origine.
Plus que dans une opposition de nature entre fiction et documentaire, n’est-ce pas dans cet écart dont tu parles que se situerait, dans ton travail, l’articulation entre les deux ? Comme s’il s’agissait, au final, de construire le documentaire d’une probabilité ?
Oui, en effet il n'est pas question ici d'une opposition de nature. Je crois que c'est plutôt le désir d'un renversement de mouvement de la pensée que je recherche entre fiction et documentaire. Construire le documentaire d'une probabilité résume parfaitement ma démarche. Photographier la chance qu'une chose a d'être « vraie ». Je documente donc des conjectures, comme des explications anticipées qui sont en attente de vérification. Et c’est dans cette manière d'envisager le monde que je fais des images, je me demande pour chaque situation / objet / forme non pas ce qu'il est mais ce qu'il pourrait être. Par exemple, ça rejoint pour moi l'idée que la chute qui résulte de l’implacable gravité est bien le verso de l’envol. Comme raconte Paul Virilio, « inventer l'avion c'est inventer le crash ». La probabilité est en fait un mot qui parle de l'écart, ce qui se joue entre le fait et sa possibilité d'advenir. C'est par cette simple amorce qu'arrive la catastrophe. On peut donc dire que j'emprunte à la science-fiction sa dimension spéculative, et j'inverse donc une certaine logique attachée au documentaire, la recherche de l’équilibre dans le neutre.
Pour revenir à la notion d’enquête – liée à l’actualité – : préside-t-elle uniquement à ta démarche d’artiste, ou est-ce quelque chose que tu souhaites aussi rendre visible dans la restitution de ton travail ?
Pour l'instant, je suis à la lisière. La question de la place des documents et archives qui accompagnent le travail, ainsi que la question des légendes, doit encore être réglée. Ces deux éléments orienteront la série photographique ou vers plus de fiction ou vers plus de documentaire. C'est à moi de positionner le travail. Je crois que je suis très attachée à l'indexation précise des photographies, cela me permet de faire rebasculer cette histoire vers la réalité, dire que ces signes relevés font partie de notre monde. Qu'ils existent. Et renforcer peut-être l'énigme qui est abordée. Et dans un même mouvement de dire la nature des documents mis en jeu. C'est une proposition fictionnelle mais chaque idée trouve son expression dans la réalité, et je pense que la démarche d'enquête doit se retrouver dans la forme que prendra la restitution du travail.
En tant que jeune artiste, comment considères-tu le rôle des résidences ?
Je ne peux répondre que sous l'angle de celles que j'ai déjà réalisées, ou que je suis en train de vivre. Le principe de la résidence est très varié, chacune propose un moment particulier de travail suivant les étapes dans la réalisation d'un projet. Par exemple, j’ai apprécié l'EMBAC de Châteauroux, car cette résidence proposait un moment libre et privilégié pour se concentrer sur le faire : hors de mon lieu de résidence et du travail salarié, un atelier avec de l'espace et aucune demande de rendus particulier, favorise l’expérimentation. Il y avait aussi la rencontre / proximité avec les étudiants, qui pouvaient venir voir les avancées du travail. D'autres résidences comme celle de l'Observatoire de l'espace du CNES proposent un encadrement dans la recherche de laboratoires précis ou dans la rencontre avec des chercheurs. Ce encadrement favorise le dialogue et les prises de vues, et donne un appui supplémentaire dans l'accès à certains lieux discrets. Ici, au CPIF, il s'agit de trouver la formulation du travail déjà réalisé (ou en cours, mais bien avancé) en vue de sa restitution future : choix du papier, format, légendes... Je crois que c'est la seule qui se concentre sur cette étape pourtant si fondamentale et essentielle dans la pensée d'une série. Il est difficile d'envisager la justesse d'une image sans la voir sous la forme d'un objet (tirage / encadrement / format...). Ces différents moments de soutien dans l'élaboration d'un travail sont complémentaires et nous accompagnent tout au long du processus de réalisation.
Entretien avec Marie Quéau, réalisé en juin 2016.
Propos recueillis par Alexis Joan-Grangé.