Sasabe trails, 2016

Résidence

Janvier - Mars 2017

Florent Meng

Résident 2016-2017

Depuis 2010, Florent meng construit un travail hybride autour de figures et de formes résistantes. Il s’intéresse aux populations, en se demandant comment un territoire agit sur les comportements des communautés et comment en retour, les attitudes, les coutumes peuvent forger l’identité d’un territoire et d’un peuple.

Ses photographies et ses films ont été montrés au Musée de L’Élysée de Lausanne, à la Galerie Marianne Goodman et à la Galerie Jousse à Paris ainsi que dans différents festivals internationaux. Il est représenté par le Studio Sandra Recio à Genève. 

 

 

J’ai commencé ce travail photographique (qui n’a pas encore de titre définitif) en suivant le mur entre les US et le Mexique sur 1500km, des deux cotés de la frontière. J’ai principalement travaillé autour d'un village frontalier, Sasabe, qui existe sous le même nom au Mexique et aux US et qui est connu pour être le dernier point de passage des migrants avant de passer illégalement la frontière. Côté mexicain, on trouve facilement des passeurs et des échoppes qui vendent toutes sortes d’équipements aux migrants. 
 
Les immenses étendues du désert d’Altar qui s’étalent entre l’état du Sonora (M) et l’Arizona (US) sont devenues les principales routes de migration de l’ouest des États-Unis, pour des migrants venus principalement d’Amérique Centrale et du Mexique. La majorité de ces terres sont des réserves naturelles où le mur n’existe quasiment pas. Pendant une cinquantaine de kilomètres avant Sasabe, il est facile d’enjamber la petite barrière qui matérialise la frontière. Ces terres sont aussi moins surveillées car elles sont moins accessibles par la route et soumises six mois durant à un climat extrême. Énormément de migrants traversant à cet endroit marchent entre 3 et 4 jours, parfois 5, pour rejoindre Tucson. Beaucoup d’entre eux meurent d’épuisement et de déshydrations en se perdant dans le désert. En faisant des recherches pour mon film Dunes of deletes que j’ai tourné en partie le long de la frontière, je suis tombé sur des cartes montrant l’emplacement des corps retrouvés dans les comtés frontaliers de l’Arizona. Ces cartes sont publiées par une association, Humane Border, et sont distribuées à titre préventif aux migrants dans les dispensaires au Mexique. Elles montraient toute une multitude de points rouges s’accumulant principalement dans le désert d'Altar autour des routes partant de Sasabe. 

Plus tard, j’ai d’ailleurs intégré un de ces guides dans la série, un de ces petits guides distribués aux migrants qui tentent la traversée et qui leur rappellent leurs droits comme les choses à ne pas faire en cas d’arrestation.

En février 2015, j’ai commencé à tourner mon film et à faire quelques images. Je ne savais pas ce qui allait advenir politiquement à ce moment-là et à quel point la frontière allait devenir un pôle médiatique. J’y suis retourné l’année suivante pour faire plus de photo en suivant le mur, non pas dans le but de réhabiliter esthétiquement/médiatiquement le terrain, mais parce que j’y ai entrevu la possibilité de mettre en scène la complexité du rapport des corps aux zones frontalières. Il semble même impossible de parler de la frontière en séparant la question de celle du corps. Il y a une forme d'indivisibilité. C’est ce que dit en somme Ursula Biemann à propos de son film Performing the border. « Il faut voir des corps la traverser sinon vous avez juste une construction discontinue ». 

Faire des images le long de cette frontière constitue une suite logique à mon dernier travail photo réalisé en Cisjordanie et aux précédents qui posent tous la question de comment un territoire agit sur les comportements des communautés, et comment en retour les habitudes et les coutumes des populations définissent un territoire. Le choix de la frontière correspond aussi à ma manière de travailler, à une mise en acte et en réflexion de mon empathie pour des processus de résistance à un ordre politique dominant. Suivre le mur c’est ne pas avoir le choix, « nous n’avons d’autres choix , que les attaquer/ que de nous y attaquer. » ( Irit Rogoff, Terra infirma : geography’s visual culture).

Mais pourtant, en se trouvant face au mur, un appareil photo au cou, je me suis trouvé aussi investi que démuni. Il me semblait impossible de ne pas me poser la question de la juste distance à adopter face au mur, très photographié, mais toujours au même endroit, alors que dans la réalité il prend de multiples formes (tube en acier, plaque de tôle, grillage), a des hauteurs très différentes, et qu’il semble impossible à franchir par endroits, alors qu’il n’existe même pas à d’autres. J’ai fait le choix d’éviter une forme de conciliation esthétique avec une architecture de pouvoir qui divise le paysage et les hommes, en photographiant autour, en opposant sa dimension effective à sa quasi-invisibilité. Dans la série, la seule présence du mur est en arrière-plan dans une image qui montre une fleur de moutarde. La plante fut utilisée par les missionnaires pour tracer les chemins pour les pionniers remontant du Mexique vers les États-Unis.

Le même doute se posait sur la représentation des hommes et des femmes qui traversent. En attendant au bord des routes de croiser un migrant pour faire une image, je me suis assez vite retrouvé dans la position d’un chasseur ou d’un minute-men. Ceux qui traversent se tiennent à l’écart des routes et se fondent avec le paysage pour ne pas être arrêtés. Dès lors, pourquoi ne pas produire une image, tout aussi réelle, qui est celle de leur invisibilité ? Il y a chez ceux qui traversent à la fois la perte de tout autre désir que celui de traverser la frontière, et le désir concomitant de fusionner avec le désert, de disparaître aux yeux de ceux qui les cherchent (border patrol/minute men/reporter). Seuls ceux qui remplissent les bidons d’eau placés dans le désert arrivent à les voir. Il y a une réalité tragique dans cette image presque balardienne : celle d’hommes et de femmes qui se camouflent, qui chaussent des sabots imitant ceux des vaches pour ne pas être suivi jusqu’à finir, pour certains d’entre eux, par se perdre et n’être jamais retrouvé. On peut parler « d’absorption » par le paysage.
 
Tous les restes humains retrouvés autour des villes de Sasabe et de Sells, plus au nord, sont autopsiés et classifiés à Tucson. Ces os agissent comme des disques durs : des recherches sont menées pour identifier les morts, avant que les restes ne soient enterrés sous un numéro ou sous le nom John /Jane Doe. J’ai vu des centaines de tombes dans les cimetières, vers Douglas notamment. Mais que faire avec ? Ce qui m’intéressait  était de produire une image de ceux qu’on ne retrouvera pas, de ceux dont on ne pourra justement jamais produire une image autre que métaphorique, elliptique.
 
En assumant, de manière un peu absurde, l’absence de corps et la quasi-absence du mur dans la série, il me semble que j’échappe un peu à une forme de patrimonialisation des artefacts produits par les dispositifs du passage et du contrôle. Je n’y échappe pas totalement car la série est structurée par des images réalisées en studio qui montrent des objets laissés en chemin par les migrants et qui agissent dans la série comme des rappels contextuels. Mais l'ensemble est majoritairement constitué d'images métaphoriques. Pour certaines d’entre elle, comme les paysages « flash flood », la question de déterminer ce qu’elles figurent véritablement est centrale, laissée en suspens. Ce sont des images presque-abstraites. Une fois assemblées, elles constituent une forme de cryptographie de motifs qui disent, chacun à leur manière, qu’il existe une relation complexe entre ceux qui « font corps avec » et le désert, un paysage abstrait et absorbant. Le but de cet assemblage est de produire une énergie sensible qui dépasse le moralisme, pour parler d’altérité, de séparation des mondes. 

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